Voici le long monologue - qu'il a fallu répartir entre cinq bulles! - consacré à l'humble missive que notre héros vient de recevoir de la part d'un lecteur (supposément jeune et émerveillé):
Car en somme, que représente-telle au juste,
l'arrivée matinale et discrète, hop, de ce simple bout de
papier? Sachons reconstituer tous les détails émouvants du
petit miracle, chers amis, et réagissons contre le cynisme indifférent
d'une époque impitoyable...
Fixons nos pensées sur le petit village isolé,
tout là-bas au bout, à l'ombre d'une plaine sans fin perdue
dans les alpages, loin du bruit, où, le soir, on n'entend que le
doux ressac de la grève... Mais qu'ouïs-je? Voici, dans cette
pauvre chaumière au toit de tuiles rouges, qu'une plume grince sur
le papier! C'est celui de cette humble missive!
Oui! Ses devoirs finis, les vaches rentrées
à l'écurie et le foin au cellier, une âme enfin peut
émerger. Elle fouille l'horizon pour y chercher l'appui d'un écho
ami, mais sa main ne trouve que le vide et s'écroule en sanglots.
Alors, sur la grosse table de bois mal équarri, entre l'écuelle
qui fume et le bon gros chien de berger qui dort, boum! Son regard titubant
rencontre soudain la lueur de l'oasis qui sauve: un numéro de l'hebdomadaire
"Polite", cadeau de la dernière visite de charité de monsieur
le curé...
Son doigt livide et solitaire ânonne sceptiquement
quelques lignes... et soudain, badaboum! Le petit coeur glacé de
l'abandonné laisse fuser un grand cri: ce texte, ces dessins, ce
message violemment amicaux, sont pour lui comme la caresse éclatante
d'un chant céleste! Le confident, l'ami, le frère qu'il appelait
silencieusement à grands cris, le voilà! Secouant sa torpeur
et ses boucles brunes, l'enfant serre contre sa poitrine crispéela
page salvatrice! Enfin, rugit-il, je suis compris! Et dans la blondeur
poétique de son oeil embué, passe enfin le soupir de la délivrance!
Il réchauffe ses poumons émaciés à la lueur
des rotatives qui vont désormais l'abreuver du bon pain de l'amitié!
Alors, soulevé par le coup de massue de cette
révélation, l'orphelin, trempant dans le vieil encrier familial
débordant de larmes une plume émoussée mais vibrante,
trace sur une page de ce cahier quelques mots: "Cher Monsieur Talon"...
L'engrenage est en marche! Sous l'orage nocturne qui fait se coucher les
blés endoloris des pâtures, bravant le verglas qui tombe à
violent flocons, une petite silhouette héroïque s'avance vers
la borne postale qui se dresse à l'entrée du village, près
d'un calvaire en granit du pays, et sa main gantée de trous jette
tous ses espoirs et sa lettre dans la fente réglementaire et admirablement
prévue à cet effet. Demain à l'aube, le hardi facteur
rural affrontera d'une canne martiale la poussière et l'insolation
pour acheminer l'humble missive jusqu'à la vallée émaillée
de pâquerettes où l'attend l'antique autobus campagnard qui
cahotera vers la ville illuminée de néons. Là, notre
belle administration française va lancer ses machines les plus modernes
et tout l'apostolat de ses innombrables employés dans la bagarre.
Oui! La petite lettre paysanne sera triée, avec les mêmes
égards respectueux et diligents qu'on accorderait aux voeux de bonne
année du Vatican lui-même! Tamponnée, emballée,
dirigée et finalement remise à notre réceptionniste
contre payement de la surtaxe normale vu qu'elle n'est pas suffisamment
affranchie, la lettre, exsangue et chiffonnée, hors d'haleine mais
triomphante, aboutit enfin entre les mains de celui qui suscita toute l'extraordinaire
odyssée d'émotion vraie que je viens de vous narrer: MOI!