Comme peu de joueurs connaissent quoi que ce soit sur
l'histoire du "qui perd gagne", voici une petite
introduction historico-philosophique sur le jeu à qui perd gagne
et ce qu'on en sait, c'est-à-dire pas grand'chose.
Il est à peu près certain que le premier « jeu » disputé par
lhomme fut soit un combat, soit une course, du moins si on
appelle « jeu » ce qui aujourdhui serait plutôt
considéré comme un sport. Pour notre part, nous estimerons que
le jeu est né lorsquon sest mis à définir un
ensemble précis de règles. Par exemple, lors dune course
on part habituellement de la même ligne, de préférence en
même temps et il est interdit de pousser ou retenir son
adversaire. Lors dun combat, pour dévidentes raisons
de jouabilité il est en général interdit de sattaquer
aux parties génitales de son adversaire ou de lui défoncer le
crâne à coups de tomahawk. Notons quaujourdhui il
existe de multiples jeux vidéo qui dérogent à ces principes
millénaires.
Quoi de plus naturel que les premiers jeux abstraits inventés
par lhomme aient également pour la plupart été soit des
combats où deux armées saffrontent et où il sagit
de détruire tout ou partie de larmée adverse (comme par
exemple aux échecs ou aux dames), soit des courses où il
sagit dêtre le premier au but (par exemple le jeu de
loie ou le backgammon). Il est très tôt apparu également
une troisième grande catégorie de jeux, quon pourrait
appeler les jeux « capitalistes », où il sagit
damasser la plus grande quantité possible de quelque
chose. Dans cette catégorie on peut citer par exemple
lawélé, jeu africain où on cherche à amasser des
cailloux, le jeu de go, où on capitalise des territoires, ainsi
que la grande majorité des jeux de cartes.
Aujourdhui encore, la plupart des jeux peuvent quant à
leur but se ranger dans une de ces trois catégories. Il
semblerait donc que le jeu soit une sorte de simulation
permettant au joueur de réaliser des objectifs (par ailleurs
souvent identifiés comme typiquement masculins): dominer ou
posséder. Cest faire bien peu de cas de lesprit du
jeu avec lequel chacun de nous est né, même si parfois,
lenfance passée, il a été oublié. Il nest bien
sûr pas de notre ressort, ni de notre capacité, de se livrer à
une énième psychanalyse détaillée des motivations du joueur.
Nous essaierons juste dexpliciter un peu ce que nous
entendons par « esprit du jeu ».
Le joueur consacre toute son énergie à la recherche dun
but qui est sans importance objective. Sil perd, sa vie
nen est pas affectée le moins du monde et poursuit son
cours normal (sauf bien sûr sil sagit de haute
compétition, dont on peut douter quelle représente
vraiment lesprit du jeu). Par contre, il peut très bien le
lendemain être amené à consacrer toute son énergie à une
cause sérieuse, avec un enjeu réel. Que peut alors lui apporter
lesprit du jeu?
Un simple entraînement, est-on tenté de répondre. Cest
bien sûr vrai, mais il y a plus important que cela. Le jeu
entraîne à la concentration et à la résolution de problèmes,
mais il entraîne surtout à perdre. Personne mieux quun
joueur ne sait quune défaite nest pas une
catastrophe mais une invitation à recommencer une autre partie !
Il est certain que le « qui perd gagne » ne rentre dans aucune
des trois catégories décrites plus haut. Ne plus pouvoir jouer,
voilà un curieux but du jeu, qui semble devoir être inventé
par un esprit pervers, peut-être adepte du bondage et des
pratiques sadomasochistes. Pourtant ce nest certainement
pas le cas, car historiquement le « qui perd gagne » provient
clairement du concept de « jeu misère ».
Jouer « misère » - curieusement, cette expression semble plus
usitée en anglais - cest ce quon appelle couramment
« jouer à qui perd gagne » (pour éviter les confusions nous
utiliserons la terminologie « qui perd gagne » uniquement pour
la variante déchecs qui nous intéresse). Il sagit
de prendre un jeu quelconque et den renverser le but du
jeu: au lieu de gagner, lobjectif des deux joueurs sera de
perdre. Vraisemblablement, le jeu « misère » a une origine
plus humoristique que perverse, et représentait un second degré
par rapport à ces joueurs qui veulent toujours gagner.
Cest du moins lopinion de Jean-Marie Lhôte, qui
ajoute dans son Dictionnaire des jeux de société [DJS]: « Les
enfants comprennent difficilement le qui perd gagne ».
Une citation du Dictionnaire des Jeux [DJ] éclaire encore plus
sur lesprit du jeu misère: « En réalité,
linvention du qui perd gagne apparaît comme
laffirmation extrême de lesprit du jeu. Elle vise à
abolir ce quil peut y avoir, dans le jeu, dintérêt
pratique des règles, et, par là, à le dépouiller de tout
caractère de nécessité, à en faire lexpression
dune gratuité totale. Le qui perd gagne refuse le jeu au
nom du jeu. Cest le jeu à la puissance deux ».
Cest-à-dire que le joueur « misère » joue pour la
beauté du jeu et non pour satisfaire ses pulsions primitives et
masculines. Le jeu misère est donc beaucoup sans doute moins
sexué quun jeu comme les échecs, dont les plus éminents
auteurs discutent depuis des siècles des raisons qui font
quaussi peu de femmes y jouent.
Jouer « misère » à un jeu quelconque nest pas
forcément intéressant. Un des exemples les plus navrants en est
peut-être le Black Jack misère, inventé par un farceur
passionné de jeu. Rappelons que le Black Jack est le jeu de
casino où en tirant des cartes il faut se rapprocher de 21
points sans les dépasser. Une partie de Black Jack misère voit
donc chaque joueur tirer des cartes en attendant de dépasser les
21 points; cette stratégie quelque peu stéréotypée engendrera
une certaine lassitude même chez les enragés du jeu de l'oie.
Toutefois les pratiquants du jeu de dames ont assez vite
remarqué que leur jeu se prêtait excellemment à une variante
misère. Rappelons quaux dames françaises, lorsque des
prises sont possibles, le joueur est obligé de ramasser le plus
de pions possibles. Cette règle, qui permet au jeu dêtre
plus animé et plus spectaculaire, donne également tout son
intérêt au jeu misère. Il sagira de provoquer une
combinaison à lissue de laquelle ladversaire sera
contraint de tout ramasser. Cette variante, que les joueurs de
dames appellent également « qui perd gagne », est populaire
depuis très longtemps, puisque déjà mentionnée dans le fameux
traité du jeu de dames de Pierre Mallet [JDD] publié en 1668!
Dans la bibliographie vous pourrez trouver le titre complet de ce
traité, omis ici pour des raisons de place...
Bien quaucune référence historique ne permette de
laffirmer avec certitude, il est probable que notre « qui
perd gagne » est directement issu des dames misère. En effet la
règle de lobligation de prendre et la perte de statut du
roi sont des attributs qui nous rapprochent du jeu de dames. De
plus, historiquement lapparition de notre QPG semble bien
postérieure aux dames misère.
Il faut bien voir que le QPG nest pas à proprement parler
la variante misère du jeu déchecs. Les échecs misère
proprement dits, sils ont pu être joués ci ou là,
noffrent quasiment aucun intérêt. Le but du jeu, qui y
est de se faire mater, est absolument impossible à atteindre
sans une supériorité énorme. Qui pis est, la stratégie pour
acquérir cette énorme supériorité est quasiment la même
quaux échecs!
Par contre il est certain que le QPG offre beaucoup de neuf aux
joueurs déchecs, et cest sans doute la raison de la
popularité de cette variante. La stratégie y est foncièrement
différente, sans être pour autant linverse de la
stratégie aux échecs: nous verrons en effet que perdre des
pièces nest pas forcément favorable.
La première occurrence certaine dun jeu du type « qui
perd gagne » dans la littérature échiquéenne est le « jeu de
Codrus » qui apparaît dans lAlmanach de Brede en 1844,
comme mentionné par David Pritchard dans son Encyclopedia of
Chess Variants [ECV]. Ce jeu a les règles du QPG, sauf que le
but du jeu est simplement de se faire prendre le roi.
On trouve ensuite le jeu de « Take me », dû à Walter Campbell
en 1874. Le but est celui du QPG, mais lobligation de
prendre est différente: le joueur mettant une pièce en prise
peut forcer son adversaire à la prendre, et même désigner la
pièce qui doit effectuer cette capture.
1668 Le jeu de dames « à qui
perd gagne » est décrit dans le traité de P. Mallet.
~1800 Le terme « alla ganapierde » apparaît
dans un livre déchecs non publié dErcole del Rio.
1844 Le « jeu de Codrus » est
cité dans lAlmanach des échecs de Brede.
1874 W. Campbell publie les règles
de son jeu de « Take me ».
1901 Le Dresdner Schachkalendar
publie un problème de QPG.
1924 Le célèbre problémiste T.R.
Dawson commence à composer des études de QPG. H. Klüver
publie un article de trois pages dans Deutsches Wochenschach.
1930 Ginzburg publie quelques articles
dans la célèbre revue soviétique 64.
1947 Dans son livre « Am Rande des
Schachbretts », K. Fabel traite en 6 pages du QPG.
1948 Un tournoi par correspondance est
organisé en Allemagne par H. Kniest.
1976 LA.I.S.E. est créée et
organise dès lors régulièrement des tournois par
correspondance.
1996 Le QPG est proposé sur le serveur
déchecs FICS.
1997 Stanislav Goldovski crée une page
web entièrement consacrée au QPG. Stan Goldovskis Losing
Chess Page aborde presque toutes les facettes du jeu.
1997 John Beasley analyse complètement
sur ordinateur toutes les finales de deux pièces contre une.
1999 Ben Nye analyse complètement sur
ordinateur toutes les finales jusquà quatre pièces.
2000 Ralf Binnewirtz publie la première
monographie consacrée aux études de QPG.
2001 Le premier championnat du monde
officieux est organisé à Utrecht (Pays-Bas)